Passionné d'aventures en montagne depuis mon plus jeune âge, je vous propose de découvrir ce site internet dédié à mes périples en altitude. Vous y trouverez les récits, photos, et vidéos de toutes les ascensions que j'ai réalisées à ce jour dans le monde entier.
DENALI (6194 m) - West Buttress
Mai 2023 - Alaska Range, USA
Le Denali est une montagne située dans la chaîne d'Alaska, au centre de l'Etat du même nom. Il s'agit du point culminant des Etats-Unis et de toute l'Amérique du Nord, avec une altitude de 6194 mètres. Ce sommet fut très longtemps appelé Mont McKinley jusqu'à ce qu'en 2015, après un différend, on lui redonna son nom autochtone de "Denali", ce qui signifie "celui qui est haut" en koyukon, une langue athapascane.
C'est une montagne gigantesque par son volume et par son élévation. Sa hauteur remarquable, son climat extrême et sa situation géographique arctique en font d'ailleurs un des sommets les plus difficiles à atteindre au monde. Ce n'est qu'en 1913 qu'est réussie sa première ascension, par une expédition menée par Hudson Stuck. Quelques années plus tard la montagne intégra la zone protégée du parc national.
De nos jours le Denali est très fréquenté, notamment du fait de son appartenance à la liste des "Seven Summits". Les grimpeurs tentent généralement l'ascension par la West Buttress, une voie ouverte en 1951 par Bradford Washburn après une minutieuse étude aérienne. Cet itinéraire peu difficile techniquement emprunte les immenses glaciers, dont certains atteignent 80 kilomètres de long, qui ceinturent la montagne.
Jours 1 à 4 : Comme un air de déjà-vu...
Récit de l'expédition
Galerie photos
Au printemps 2023 les planètes s'alignent enfin. J'intègre un petite équipe très motivée. C'est Thomas, avec qui j'ai déjà effectué des randonnées dans les Alpes, qui lance l'idée d'aller au Denali. Une opportunité que je saisis bien volontiers. Pour lui cette expédition est doublée d'un aspect solidaire puisque chacune de ses ascensions via le "Spike Project" vise à soutenir une association par des dons. Un beau projet caritatif que je suis ravi d'accompagner. Vincent, quant à lui, est un skieur-alpiniste chevronné vivant en Suisse, avec qui j'avais échangé par internet. Tout comme moi, il avait échoué dans l'ascension du Denali quelques années auparavant et souhaite tenter à nouveau sa chance. Nous avons donc des profils différents mais complémentaires, et surtout nous poursuivons tous les 3 le même rêve : gravir les "Seven Summits".
Talkeetna, village isolé d'Alaska
Durant deux jours la météo est mauvaise. Une tempête balaie le massif du Denali et nous ne pouvons pas décoller. Ce contretemps n'est pas si fâcheux car cela nous permet de récupérer les bagages de Thomas. Nous en profitons pour explorer les moindres recoins de Talkeetna. Je retrouve avec émotion le charme sans pareil de ce village isolé : ses habitants chaleureux, sa diversité de personnages barbus, bariolés, excentriques, chasseurs, pêcheurs, alpinistes... Sa rue commerçante aux airs de far-west, ses chalets à l'américaine, tout cela encerclé de forêts immenses, au bord de la rivière Susitna actuellement en plein dégel. Et cet ennivrant parfum de bout du monde.
Le frêle appareil se pose au camp de base du glacier Kahiltna, à 2200 mètres d'altitude. Je redécouvre cet endroit fabuleux. Quelques tentes posées dans un décor de rêve, sous la domination du Denali, du Mont Foraker et du Mont Hunter qui rivalisent de puissance. Il est à peine midi alors nous optimisons cette première journée en prenant immédiatement le chemin du camp 1. Le tracé est gravé dans ma mémoire : descendre la branche sud-est pour rejoindre l'axe principal du glacier, contourner le Mont Frances, puis arpenter les ondulations en direction du nord. Chacun de nous est lesté de 45kg de matériel, alors il faut nous familiariser avec la lente progression avec pulkas. Nous tractons tout ce barda du mieux possible et par de longs faux-plats nous atteignons, après un effort régulier de 4 heures, le premier camp.
Jours 5 à 8 : Portages et acclimatation
Après une première nuit fraîche, pour ne pas dire frigorifique, nous poursuivons notre progression à la faveur d'un ciel clément. Les sommets alentours resplendissent sous leur épaisse carapace de glace. Désormais nous gagnons de l'altitude car la pente se redresse significativement. Thomas est notre métronome du jour. Il donne le rythme, lent et régulier, pour ne pas trop s'épuiser. Vincent, à ski, ferme la marche. Compte tenu de sa condition physique, sans doute aimerait-il aller plus vite. Mais dans une cordée, "you will never be faster than the slowest" comme nous l'a rappelé le ranger du Denali Park. Nous dépassons le camp 2, rarement utilisé car trop exposé au vent, et prolongeons notre effort. La trace, clairement visible et régulièrement balisée par des bâtons, s'infléchit vers l'est et pénètre dans une combe. Le vent se lève, les nuages surgissent, et c'est au forceps, sans visibilité, que nous rejoignons le camp 3 situé à une altitude de 3400 mètres.
Atmosphère polaire au camp 3
S'en suit une traversée déversante sur la gauche, peu difficile techniquement, mais à ne pas prendre à la légère compte tenu de l'exposition. C'est le premier passage dangereux de l'ascension. A cet endroit il ne faut surtout pas glisser, la moindre chute étant fatale. Le témoignage que nous apporte Vincent, concernant l'un de ses amis disparu ici, entraîné dans le vide par le poids de sa pulka, nous rappelle à quel point il faut rester concentré en permanence.
Jour 7. Rebelote : avec le reste du matériel nous montons à nouveau vers le camp supérieur. Encore de longues heures de labeur pour effectuer ce fastidieux, mais indispensable, travail de mule. Cette fois nous poussons jusqu'au grand camp 4, situé à 4400 mètres d'altitude. L'endroit est densément peuplé de barbus emmitouflés, et c'est l'occasion d'échanger avec d'autres équipes venues du monde entier. Une manière de créer un peu de lien social car il faut reconnaître qu'en montagne on est souvent dans sa bulle. Légèrement à l'écart se trouve la tente des rangers. Ils veillent au respect des lieux, prodiguent soins et conseils, et fournissent aux grimpeurs de précieuses prévisions météorologiques. Chaque soir à 20h un bulletin météo est diffusé par radio.
Thomas et moi au camp 4
Il est temps d'élaborer notre stratégie pour l'assaut final. Une stratégie dictée par notre état de forme, par notre degré d'acclimatation, mais surtout par les prévisions météorologiques. Nous savons que le pire ennemi est le vent, il faut donc profiter des courtes périodes d'accalmie. Le bulletin annonce justement que les deux jours à venir seront plutôt favorables. C'est un peu tôt, avouons-le, car nous ne sommes pas encore bien acclimatés. Il faut savoir que le Denali approche des 6200 mètres d'altitude, ce qui n'est pas extrême, mais compte tenu de sa situation géographique particulière (avec une latitude élevée, proche du cercle arctique) l'atmosphère est ici plus mince et donc l'oxygène plus rare dans l'air. On a coutume de dire qu'au sommet la teneur en O2 équivaut à celle d'un "7000" au niveau de l'équateur. Il ne faut donc pas lésiner sur l'acclimatation. Mais il s'agit peut-être de la seule fenêtre météo dont nous bénéficierons pour tenter un "summit push", alors nous devons saisir cette opportunité.
Jours 9 et 10 : Un rêve devient réalité
En fin d'après-midi nous atteignons le replat où est juché le camp 5, à environ 5300 mètres. Depuis ce balcon le panorama est merveilleux côté sud. Une multitude de cimes, toutes plus élégantes les unes que les autres, émergent au-dessus des nuages. Nous contemplons ce paysage merveilleux, profitant de l'absence de vent et d'une température douce. Puis nous installons la petite tente d'assaut de Thomas. Un abri précaire aux dimensions limitées, mais au poids défiant toute concurrence. Espérons qu'elle tiendra le coup dans une éventuelle tempête... Je pense à cela car c'est exactement ici, dans ce satané camp 5, que j'étais resté bloqué lors de ma précédente tentative. Et je ne tiens pas à en refaire l'expérience. D'autant plus que les rangers n'y ont cette fois pas établi de poste avancé. Revenir ici fait remonter en moi des souvenirs vivaces, et éprouver des sentiments ambivalents : je suis excité de pouvoir enfin conjurer le sort, mais je suis reste traumatisé par l'inhospitalité de ce lieu.
Panorama somptueux sur la West Buttress
Nous gagnons un peu de hauteur et entamons la longue traversée vers la gauche en direction du Denali Pass. C'est un passage redouté. La pente n'est pas si raide (de l'ordre de 35°), mais la présence de glace, l'altitude, la fatigue... font que par le passé nombre d'alpinistes ont dévissé sur ce flanc de montagne. La zone est d'ailleurs surnommée "Autobahn" pour une funeste raison : beaucoup de grimpeurs allemands y ont perdu la vie ces dernières décennies. Et si vous vous demandez ce que j'entends par "beaucoup", comprenez 22. Le taux de mortalité est tel que les rangers, sans doute lassés par les opérations de sauvetage, ont désormais fixé dans la glace des points d'ancrage pour permettre aux alpinistes de s'assurer. A l'aide de cela nous avançons prudemment et rejoignons le Denali Pass, à 5600 mètres d'altitude.
Vers 6000 mètres nous traversons un vaste replat appelé "Football field". Le but est tout proche, juste devant nous, il ne reste qu'une dernière pente à gravir. L'excitation grandit. C'est alors que nous croisons une cordée et commettons l'erreur de leur demander si le sommet est loin. Et là c'est le coup de massue : ils nous annoncent qu'il faut encore 2 heures minimum pour atteindre le point culminant ! A vue d'œil j'aurais dit 30 minutes. Abattement total.
Malheureusement nous n'avons aucun panorama car le sommet est pris dans un nuage. Dommage. Mais au fond l'important n'est pas là. Il faut plutôt savourer l'accomplissement. Notre détermination a fini par payer, et c'est une juste récompense après toute l'énergie que nous avons engagée dans ce projet depuis plus d'un an. Il est amusant de constater que nous avons atteint le sommet le 23 mai, une date que j'avais "cochée" avant même de mettre un pied en Alaska. Notons également qu'il ne s'est passé que 6 jours depuis notre atterrissage au camp de base. Ce fut donc une ascension menée tambour battant. Une réussite complète, à tout point de vue.
Au sommet du Denali, épuisés mais heureux !
Une fois revenu au camp 5 il y a deux options : dormir ici ou poursuivre jusqu'au camp inférieur. Thomas est cuit, il choisit de stopper là. Pour ma part je veux retrouver un environnement confortable, alors je continue sur ma lancée. La suite restera un autre moment mémorable de cette expédition : la descente de l'arête et des cordes fixes, en solo, à minuit. J'ai l'impression d'être absolument seul au monde, suspendu en plein ciel, dans un paysage stupéfiant... Le sentiment de plénitude est total. Le soleil disparaît discrètement derrière l'horizon, pour quelques minutes seulement, si bien qu'il ne fait jamais vraiment nuit à cette latitude et à cette période de l'année. Sur le Denali c'est d'ailleurs un avantage indéniable pour les alpinistes, qui n'ont pas à se préoccuper de l'obscurité. Il est 2h du matin lorsque j'en termine avec cette journée d'anthologie. Je traverse le camp endormi, ôte péniblement mon équipement, et je m'effondre dans ma tente.
Jours 11 à 14 : Denali, quand tu nous tiens...
Malgré le soudain réveil d'Éole nous parvenons à franchir Windy Corner et à basculer sur l'autre versant de la montagne. Puis nous avançons prudemment dans le secteur en dévers, passage hautement critique. Arriver au camp 3 est un soulagement car le danger est désormais derrière nous. Nous descendons encore, mais les nuages sont là et les conditions se détériorent rapidement. Un peu plus bas il neige et la visibilité est réduite à quelques mètres. Sans aucun repère, difficile de s'orienter sur le vaste glacier Kahiltna. Le risque devient majeur : en s'éloignant du tracé nous pourrions foncer aveuglément dans une zone truffée de crevasses. Afin d'éviter tout égarement nous plantons la tente, avant que les éléments ne se déchaînent, quelque part entre les camps 2 et 3, à une altitude d'environ 3100 mètres.
Retour lumineux vers le camp de base
A Talkeetna l'atmosphère a changé. Le printemps est là. Il y a un monde fou car nous sommes le Memorial Day, un long week-end férié aux Etats-Unis. Beaucoup de gens viennent ici pour pratiquer des sports de nature. Nos papilles retrouvent avec bonheur la cuisine typique du pays : hamburgers, bières, et autres pizzas. Car oui, il faut bien regagner des forces (et quelques kilos) !
Mais plus fort que tout cela, il restera dans ma mémoire la grandeur d'une montagne qui ne s'offre qu'aux alpinistes les plus persévérants. Ainsi que la joie ultime d'en atteindre le sommet, mon 4ème "Seven Summits", et pas le plus facile de la liste ! Voilà en définitive ce que je retiendrai de cette odyssée entre l'enfer et le paradis blanc, de cette expédition au Denali qui fait écho à la précédente, mais cette fois avec une résonance positive.
Jours 15 à 18 : "Wilderness" dans la péninsule de Kenai
Enfin, pour notre dernier jour, nous effectuons une sortie en packraft près de Moose Pass. Un guide local nous initie à ce "kayak gonflable" sur les lacs du secteur, notamment le somptueux Grant Lake. Nous randonnons également dans les bois environnants, bien équipés pour faire face à une attaque de grizzli ou de caribou. Nous aimerions observer ces animaux dans leur espace naturel, mais compte tenu de leur dangerosité, ne serait-ce pas plutôt une rencontre à éviter ? Finalement il n'y aura pas de prédateur en vue aujourd'hui, alors nous profitons sereinement de ce joli périple qui nous plonge encore un peu plus dans la sauvagerie absolue du "wilderness" alaskien.
Seward et Resurrection Bay
Afin de découvrir le coin nous effectuons tout d'abord une excursion en bateau. Le navire sort de Resurrection Bay et vogue plusieurs heures jusqu'au front du glacier Holgate qui se jette dans l'océan. Un décor que l'on voit rarement ! Le trajet permet d'observer la faune marine locale : baleines, orques, éléphants de mer, castors...
Le Denali, montagne boréale du cœur de l'Alaska, a pour moi le parfum du rêve mais aussi celui de l'amertume. Et cela depuis cette tentative réalisée en 2011, où nous avions échoué si près du but, bloqués dans une tempête de neige au dernier camp pendant une semaine entière. Après tant de sacrifices la météo ne nous avait jamais permis d'aller jusqu'au sommet. Un souvenir douloureux et un échec cruel, jamais digéré, dont vous trouverez le récit complet ici.
Depuis 12 ans je n'ai eu de cesse de penser à cette montagne, d'évoquer maintes fois une "revanche" sans jamais lancer les hostilités. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Parce qu'entre temps mon regard s'est tourné vers d'autres cimes du monde. Et parceque les conditions n'étaient pas toutes réunies pour mettre en œuvre ce come-back au Denali : manque d'envie, manque de moyens financiers, manque de coéquipiers...
Nous nous retrouvons à Anchorage, capitale économique de l'Alaska. Et le moins que l'on puisse dire est que les choses commencent bien mal : les bagages de Thomas ont été perdus par la compagnie aérienne ! Sans matériel, impossible pour lui d'envisager l'ascension. Il va falloir récupérer ses bagages au plus vite car notre timing est serré. Cela peut prendre plusieurs jours et nous ne voulons pas compromettre d'entrée nos chances de réussite.
En attendant nous décidons de suivre le programme convenu. Nous achetons des vivres dans un supermarché, puis nous prenons une navette pour nous rendre au village de Talkeetna, suité à deux heures de route au nord. Là il y a des formalités à remplir : rencontrer les rangers du parc national du Denali pour un briefing instructif, effectuer les ultimes achats, et prendre contact avec la compagnie d'aviation "Air Talkeetna Taxi" qui va nous conduire vers la montagne.
Le 17 mai, enfin, le ciel se dégage. Après avoir minutieusement préparé nos affaires nous prenons place à bord d'un petit Cessna. L'avion quitte l'aérodrome et prend la direction des contreforts lumineux de l'Alaska Range. Le trajet est comme dans mon souvenir : absolument fantastique ! Nous survolons pendant près d'une heure des pics sauvages, des arêtes cornichées, des glaciers gigantesques... Dans ce massif les possibilités semblent infinies pour les explorateurs. Combien de sommets, de parois, d'arêtes, de couloirs, n'ont jamais été gravis ?
La journée fut rude. En temps normal faire 1000 mètres de dénivelé relève de la formalité. Mais ici, avec un tel poids sur les épaules, la débauche d'énergie est considérable. Quoi qu'il en soit le moral reste bon. Nous avançons bien et le déroulé de notre expédition est idéal. Nous installons nos tentes à l'abri, profitant des murs de neige érigés par les groupes qui nous ont précédés.
Le lendemain sonne l'heure des travaux forcés. En effet il faut maintenant opérer un lourd portage de matériel. La physionomie du terrain est bien différente plus haut, il faut donc s'adapter et progresser autrement. Pulkas et raquettes sont mises au placard et c'est en crampons, les sacs à dos bien chargés, que nous attaquons la pente raide "Motorcycle Hill" au-dessus du camp. Nous rejoignons tout d'abord un col peu marqué, sur la ligne faîtière de l'Alaska Range.
Un peu au-dessus le terrain se couche, et c'est en pente douce que l'on rejoint Windy Corner. Il s'agit du passage clé qui permet de basculer astucieusement sur le versant sud-ouest du Denali. Son appelation évoque son seul inconvénient : le vent peut parfois être très violent à cet endroit. Quand ça souffle, personne ne passe !
Nous enfouissons notre matériel un peu plus loin, à 4200 mètres, juste après une zone crevassée, dans une "cache" creusée dans la neige. Puis retour libérateur au camp 3, les sacs vides, ce qui nous permet de profiter pleinement du paysage. Plongés dans l'effort on a tendance à l'oublier, mais il suffit de lever la tête pour se rendre compte que le tableau est hors norme : dans toutes les directions des glaciers énormes s'écoulent jusqu'à la toundra. Côté nord la vue s'étend à l'infini. Dans cette direction il n'y a pas âme qui vive, hormis quelques villages inuits perdus au bord de l'océan Arctique et du détroit de Béring, à un bon millier de kilomètres. L'ambiance est grandiose, brute, sauvage, et cela me réjouit de voir qu'il existe encore sur notre planète de telles étendues vierges d'humanité.
Le jour suivant c'est repos, ou presque. Boire, manger, dormir, discuter avec les voisins... Une vie de retraité ! Nous faisons un simple aller-retour à 4200 mètres pour récupérer le matériel que nous avions enfoui deux jours plus tôt. Matériel insuffisamment dissimulé d'ailleurs, puisque les corbeaux sont venus nous chaparder quelques denrées. Dommage, nous avions des bonbons... L'après-midi est consacrée à l'amélioration de notre camp. Nous nous improvisons tantôt architecte, tantôt sculpteur sur neige ou maçon, pour ce travail visant à gagner un peu de confort, en aménageant un coin cuisine, des toilettes décentes... La soirée est comme toujours dédiée à la fonte de la neige, ce qui prend plusieurs heures. Une tâche ingrate mais indispensable qui permet de remplir nos gourdes et de faire chauffer nos "délicieux" repas lyophilisés. Bref, au camp, on ne s'ennuie pas.
Le lendemain matin, alors que nous peaufinons nos ultimes préparatifs, Vincent nous fait part de ses doutes. Il ne se sent pas prêt à poursuivre l'ascension et préfère donc redescendre vers les camps inférieurs. Un choix surprenant après tant de peines, mais un choix que nous respectons bien entendu. En haute montagne, quand on est soucieux, mieux vaut faire demi-tour. C'est donc à 2, Thomas et moi, que nous continuons l'aventure.
Let's go ! Au-dessus du camp 4 nous commençons par nous élever lentement, dans une grande pente de neige, jusqu'à atteindre les cordes fixes. Ces dernières permettent de nous hisser à la force des bras, quoique bien aidé par un jumar, sur un mur verglacé incliné. Nous prenons ainsi pied sur la West Buttress, l'épaulement qui donne son nom à la voie normale du Denali. Altitude : 5000 mètres. Nous effectuons une petite pause pour reprendre des forces après ce passage physique. Puis nous parcourons une arête mixte, peu difficile, mais sur laquelle il ne faut pas rêvasser car de chaque côté les pentes sont fuyantes. Des cordes fixes et des ancrages sont en place pour sécuriser la progression. Enfin de l'alpinisme avec un semblant de technicité, ce qui est appréciable après avoir marché et tiré une pulka pendant des jours.
La nuit est très difficile, en particulier pour Thomas qui a misé sur la légèreté en faisant l'impasse sur son sac de couchage. Il est pourtant vêtu d'une combinaison haut de gamme, de celles qui permettent d'aller à l'Everest, mais qui s'avère insuffisante quand il s'agit de rester des heures immobile dans un froid polaire. La température chute dans la nuit (-30°, -40° ? Difficile à dire), et il ne parvient pas à fermer l'œil. De plus, il souffre de légères céphalées liées à l'altitude. Pour ma part tout va bien, et je m'endors plein d'optimisme pour le lendemain.
Au petit matin nous sommes toutefois dans l'incertitude. Le sommet est empêtré dans un nuage menaçant. Le vent souffle plus fort que prévu. Et les prévisions météo nous signalent une dégradation en cours de journée. Pourtant quelques cordées se lancent à l'assaut. Alors, que faire ? Après un long moment d'hésitation nous décidons de tenter le coup. Je reconnais avoir insisté auprès de mon coéquipier, car hanté par le souvenir de 2011, je ne veux plus laisser passer la moindre chance. Allons donc voir là-haut.
La suite semble débonnaire car il s'agit de remonter des pentes glaciaires faciles. Pas de crevasses en vue, un itinéraire évident... On pourrait se dire que c'est "dans la poche", mais il ne faut ô jamais sous-estimer cette montagne. Car le chemin est encore long, et l'altitude commence à vraiment se faire sentir. Nous avons le souffle court et nous progressons lentement. Lentement mais sûrement, à une allure régulière. 150 mètres de dénivelé effectué dans la première heure, c'est bien dans ce contexte. A ce rythme le sommet ne devrait pas nous échapper. Le ciel est partiellement dégagé et nous voyons apparaître au sud-est notre objectif final. Nous redoublons alors d'effort. La fatigue est bien là, accablante, mais désormais il en faudrait plus pour nous arrêter.
Cette pente finale est terrible. Elle se raidit et oblige à se dérouter pour éviter crevasses et séracs. Nous sommes à bout de force. Mais rien au monde ne nous fera renoncer. Nous sommes entrés dans ce "vortex" où le temps n'a plus d'emprise sur nous, où la raison s'évanouit, où nous continuons machinalement de mettre un pied devant l'autre. Vers 6150 mètres nous abordons l'arête terminale. Celle-ci n'est pas longue mais c'est un énième coup de rein à donner. Nous suivons le fil de neige, franchissant plusieurs antécimes. Puis nous voyons apparaître la petite borne métallique noire, plantée dans la glace. Celle-ci marque la cime du Denali, point le plus haut d'Amérique du Nord.
Les derniers mètres sont parmi les plus exaltants de ma carrière. Lorsque je pose le pied au sommet c'est une suprême délivrance. Douze années de frustrations, de regrets, s'évaporent en un instant dans le ciel glacial de l'Alaska. Je ne réalise pas, sur le moment, à quel point cette ascension marque une étape cruciale dans ma vie.
Mes pensées vont à mes proches, à 10 000 kilomètres de là. Ils sont en plein sommeil j'imagine, compte tenu du décalage horaire. Certes nous avons pu communiquer chaque jour à l'aide d'un téléphone satellite, mais c'est dur de les savoir si loin. "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" écrivait Lamartine dans son célèbre poème. C'est le ressenti du moment envers ma compagne et mes enfants, notamment la petite dernière née il y a tout juste cinq mois. En venant ici je me suis fait une promesse : la voir grandir. Une promesse en passe d'être tenue, mais attention, il reste à effectuer une très longue descente, pas dépourvue de dangers.
Il est 18h. Le retour promet d'être long alors nous ne tardons pas. Nous revenons tranquillement sur nos pas, croisant d'autres cordées exténuées mais qui, comme nous, vont connaître la joie sommitale. L'esprit libéré nous regagnons le Denali Pass. Nous nous y arrêtons un moment car nous manquons cruellement d'eau. Malheureusement notre réchaud à essence fait des siennes et refuse de fonctionner. Tant pis pour cet incident matériel, il faut continuer à descendre. Nous mangerons de la neige s'il le faut, ce qui n'est pas conseillé, mais procure une agréable sensation d'hydratation dans la bouche.
Thomas me rejoint en fin de matinée. Nous nous reposons toute la journée, encore lessivés par les efforts de la veille. Ce n'est que le jour suivant que nous décidons de repartir vers le bas de la montagne. Après avoir distribué des vivres aux autres expéditions, afin d'alléger nos sacs à dos, nous plions nos affaires. Il y a beaucoup de matériel à emporter, alors nous avons également chargé nos pulkas. Dans la descente cela donne lieu à de cocasses scènes d'agacement. En effet ces luges glissent parfois, quand elles le décident, mais rarement dans la bonne direction. Elles ont de plus une fâcheuse tendance à doubler, à se retourner, à venir taper nos talons, à nous tirer vers le précipice. Je mentirais en disant que des noms d'oiseaux n'ont pas résonné dans la montagne, ou qu'aucun coup de pied n'a été asséné au pauvre engin.
Le lendemain les conditions ne sont pas meilleures. La tempête fait rage, encore et encore. Le vent balaie notre campement de fortune, soulevant la neige qui s'accumule dans l'abside. A maintes reprises, y compris en pleine nuit, il faut sortir pour dégager les contours de la tente. Pris au piège nous attendons une accalmie, lisant des bouquins pour tuer le temps. Une situation déplaisante, plus pénible que vraiment dangereuse, qui n'est pas sans me rappeler celle vécue en 2011. Sans doute vexé d'avoir été vaincu si rapidement, le Denali ne veut plus nous lâcher.
Jour 13. 4h du matin. Nous jettons un œil à l'extérieur et constatons une accalmie. Vite, c'est l'occasion de décamper ! Ni une ni deux, nous nous extrayons de nos sacs de couchage et préparons notre paquetage. Dehors la visibilité est bien meilleure. Les nuages se sont dispersés et le vent a nettement faibli. De plus, contrairement à ce que nous pensions, la neige fraîche facilite la progression avec nos pulkas, qui deviennent plus faciles à manœuvrer.
En l'espace d'une matinée nous filons jusqu'au camp de base, cheminant au milieu d'un décor éclatant car le ciel s'est libéré de toute nébulosité. Nous en profitons une dernière fois, admirant les cimes qui nous entourent, car c'est la fin d'un périple extraordinaire. Puis nous montons dans le premier avion et quittons ces immensités glacées.
Je repense à tout ce que nous avons vécu là-haut. Aux moments exaltants bien sûr, mais aussi aux moments difficiles, à tous les obstacles qui se sont mis en travers de notre route. A commencer par un obstacle "diplomatique" pourrais-je dire puisque le fait d'être allé en Iran il y a quelques années m'a obligé à des formalités complexes pour obtenir le visa américain, notamment un entretien à l'ambassade à Paris. Un stress supplémentaire dont je me serais bien passé. Je n'occulte pas non plus les quelques tensions entre les membres de l'équipe, nées de divergences sur la stratégie, sur le partage du matériel collectif, sur le rythme de progression... Des discordes inhérentes à toute expédition. D'autant que le stress et la fatigue sont facteurs de nervosité et accentuent ces dissensions.
Alaska ! Existe t-il un mot qui évoque davantage l'aventure ? L’immensité, les forêts à perte de vue, les montagnes vierges, les glaciers gigantesques, les rivières gelées, les grizzlies... Après notre expédition au Denali il nous reste quelques jours pour explorer ce territoire, tout du moins une infime partie. Nous choisissons de louer un véhicule et de nous rendre au sud d'Anchorage, dans la péninsule de Kenai, plus précisément à Seward. Une ville qui ne compte que 2600 âmes mais qui est plutôt importante, avec un grand port libéré des glaces toute l'année, et une activité tournée vers la pêche et le tourisme.
Le jour suivant je cherche à réaliser une petite randonnée pour me dégourdir les jambes. Et ça tombe bien : juste au-dessus de la ville s'élève le Mont Marathon. Une montagne réputée pour la course de trail qui s'y déroule chaque 4 juillet, et où s'affrontent les cadors de la discipline. A vrai dire c'est plutôt un kilomètre vertical. En effet il faut s'élancer des rues de Seward pour grimper plein fer jusqu'à Race Point (921 m). Je réalise pour ma part un parcours plus tranquille, en dessinant une boucle, pour profiter du panorama sur la baie. Montée via Jeep Trail, puis Bench Trail, et enfin la crête de Skyline Trail. Au sommet l'enneigement est conséquent et la vue tronquée par les nuages.